Le 18 juin 2024, la chambre 5-12 de la Cour d’appel de Paris, créée en début d’année (voir notre newsletter de janvier 2024), a rendu trois décisions importantes sur la recevabilité des premières actions intentées par des associations et collectivités territoriales en matière de devoir de vigilance contre TotalEnergies, EDF et Vigie (Veolia).
Dans l’affaire la plus médiatisée concernant TotalEnergies, des associations, communes et établissement publics avaient assigné la multinationale, estimant que son plan de vigilance ne répondait pas aux exigences de la loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre.
Le 6 juillet 2023, le juge de la mise en état du Tribunal judiciaire de Paris avait rendu une ordonnance par laquelle il a déclaré que l’action des demandeurs était irrecevable.
Un appel a alors été interjeté.
Dans sa décision, la Cour d’appel de Paris a infirmé l’ordonnance du 6 juillet 2023. Pour ce faire, elle structure son raisonnement en traitant la recevabilité des demandes fondées sur l’article L. 225-102-4 du Code de commerce (devoir de vigilance) et sur l’article 1252 du Code civil (préjudice écologique), la recevabilité des mesures provisoires et, enfin, celle des interventions volontaires.
Seront abordées ici ces deux premières questions.
- Sur la recevabilité de l’action fondée sur le devoir de vigilance
S’agissant de la recevabilité des demandes fondées sur le devoir de vigilance, la Cour d’appel de Paris analyse tout d’abord les arguments soulevés par TotalEnergies tirés de l’absence d’identité des demandes et des signataires entre la phase de mise en demeure et l’action judiciaire.
Pour rappel, l’article L. 225-102-4 du Code de commerce prévoit, entre autres, que, « [l]orsqu’une société mise en demeure de respecter les obligations prévues au I n’y satisfait pas dans un délai de trois mois à compter de la mise en demeure, la juridiction compétente peut, à la demande de toute personne justifiant d’un intérêt à agir, lui enjoindre, le cas échéant sous astreinte, de les respecter ».
La cour d’appel constate qu’un courrier sommant clairement TotalEnergies de respecter ses obligations de vigilance en matière d’émission de gaz à effet de serre (GES) liée à ses activités a été envoyé. Celui-ci constitue bien une mise en demeure.
La cour d’appel affirme que, « [à] défaut de précision dans la loi, il ne peut être exigé comme condition de recevabilité de l’action en injonction, que la mise en demeure et l’assignation visent exactement le même plan de vigilance en termes de date, le débiteur de l’obligation ayant pu le faire évoluer dans ses publications ultérieures, sans pour autant faire disparaître les non-conformités aux obligations édictées par l’article L225-102-4, I du code de commerce et relevées dans la mise en demeure, ce qu’il appartient ensuite au juge du fond de vérifier ».
Elle en conclut que les demandes d’injonction figurant dans l’assignation devaient non pas être identiques aux mesures visées dans la mise en demeure, mais se rattacher par un lien suffisant à celles-ci. En l’espèce, tel était le cas.
Par ailleurs, elle précise que dès lors que la mise en demeure a bien été délivrée, « toute personne justifiant d’un intérêt à agir est en droit d’agir aux mêmes fins », de telle sorte « que d’autres demandeurs puissent être partie à l’action en injonction ».
Sur la qualité à agir, la cour rappelle que dans le cas des associations, les intérêts défendus doivent entrer dans leur objet statutaire. Concernant les communes, elle les déclare irrecevables après avoir rappelé que : « l’action entreprise a pour objet un intérêt public global, qui excède le simple intérêt local dont les communes doivent justifier pour être recevables à agir. La circonstance que les territoires des communes subissent indistinctement les effets néfastes du réchauffement climatique, ne suffit pas à caractériser un intérêt local à agir, seule la démonstration d’une atteinte ou d’un retentissement particulier du réchauffement climatique sur le territoire de la commune concernée, permet de caractériser un intérêt public local et partant de justifier d’un intérêt à agir pour les collectivités territoriales ».
- Sur la recevabilité de l’action fondée sur l’article 1252 du Code civil
Les demandeurs ont formé une demande complémentaire sur le fondement de l’article 1252 du Code civil afin de voir condamner TotalEnergies à publier et mettre en œuvre des mesures de prévention des dommages écologiques résultant de ses activités.
A ce titre, la cour d’appel a estimé que « les deux actions peuvent être mobilisées de façon complémentaire, à charge pour les parties demanderesses, si elles sont jugées recevables, de justifier devant le juge du fond du bien fondé de leurs prétentions en fonction des manquements ou fautes propres à chaque action, tenant pour l’une à l’existence d’un dommage de nature écologique à prévenir ou à faire cesser, pour l’autre à l’insuffisance du plan de vigilance ».
TotalEnergies devra donc répondre sur le fond quant à sa responsabilité sur ces deux fondements. La défenderesse pourrait alors se voir adjoindre, sous astreinte, de respecter les obligations relatives au plan de vigilance et se voir prescrire toutes les mesures raisonnables propres à prévenir ou faire cesser les dommages allégués.
- Les décisions EDF et Vigie
Les deux autres décisions rendues le 18 juin dernier méritent également d’être mentionnées.
Dans la décision concernant la société EDF, la cour adopte une position similaire en ce qui concerne la mise en demeure et réaffirme le droit de saisir le juge offert à toute personne justifiant d’un intérêt à agir, après qu’une mise en demeure ait été délivrée, précisant qu’il n’importait pas que l’auteur de l’action ne soit pas l’auteur de la mise en demeure.
Dans l’affaire concernant la société Vigie, la Cour d’appel de Paris a tranché la question de la qualité à défendre, confirmant l’irrecevabilité de l’action à l’égard de Vigie, cette dernière étant une filiale de la société-mère ayant établi le plan de vigilance. En effet, l’assignation aux fins de modification du plan a été délivrée à la SAS Vigie Groupe, alors que le plan objet du litige avait été établi et mis en œuvre par sa société mère. À cet égard, la Cour estime que : « la tête de groupe est la débitrice naturelle et inconditionnelle de l’obligation de publier et de mettre en œuvre un plan de vigilance » et qu’en tant que filiale d’une société ayant établi un tel plan, la société Vigie n’a pas intérêt à défendre.
Ces trois décisions permettent de mieux cerner les exigences procédurales reposant sur les parties souhaitant contester la régularité des plans de vigilances émis par les sociétés françaises dans le cadre d’un dialogue les juridictions compétentes que sont désormais le Tribunal judiciaire de Paris et la chambre 5-12 de la Cour d’appel de Paris.
Références : CA Paris, pôle 5 – ch. 12, 18 juin 2024, n° 23/14348 ; CA Paris, pôle 5 – ch. 12, 18 juin 2024, n° 23/22319 ; CA Paris, pôle 5 – ch. 12, 18 juin 2024, n° 23/10583